Le Tribunal de l’Union européenne consacre Zalando comme « très grande plateforme en ligne »
Affaire T‑348/23
Par jugement rendu le 3 septembre 2025 le Tribunal de l’Union européenne consacre la désignation de Zalando comme « très grande plateforme en ligne » au sens du Règlement (UE) 2022/2065 relatif à un marché unique de services numériques
Résumé
Le Tribunal de l’Union européenne rejette le recours de Zalando (T-348/23) contre sa désignation par la Commission comme « très grande plateforme en ligne » (VLOP) au sens du Règlement (UE) 2022/2065 relatif à un marché unique de services numériques (DSA). La Commission avait retenu plus de 83 millions de destinataires actifs mensuels, largement au-delà du seuil de 45 millions. Zalando soutenait que seuls les utilisateurs exposés aux vendeurs tiers de son « Partner Programm » devaient être pris en compte (≈30 millions). Le Tribunal confirme la méthodologie de la Commission pour la détermination de l’existence d’une VLOP et écarte les arguments fondés sur la sécurité juridique, l’égalité de traitement et la proportionnalité.
Faits du litige
En avril 2023, la Commission européenne a publié une Décision (Décision C 2023 2727)qui établit la liste des plateformes en ligne désignées comme VLOP, dont Zalando SE. Le VLOP est une catégorie créée par le règlement DSA. Elle vise les plateformes comptant au moins 45 millions de destinataires actifs mensuels dans l’Union européenne, soit environ 10 % de la population de l’UE. Ce critère quantitatif distingue les VLOP des autres plateformes en ligne, jugées moins susceptibles d’avoir un impact systémique. La désignation en tant que VLOP entraîne l’application d’obligations renforcées en matière de gestion des risques systémiques, de modération de contenus et de transparence.
Zalando a introduit un recours devant le Tribunal de l’Union, estimant que sa plateforme ne devait être qualifiée de « plateforme en ligne » qu’à l’égard de son Partner Programm (activités de vendeurs tiers). Selon Zalando, sa propre activité de vente directe (Zalando Retail) n’entrait pas dans le champ d’application du DSA. Elle arguait en conséquence que le nombre de destinataires actifs à prendre en compte devait se limiter aux seuls utilisateurs exposés aux contenus des vendeurs tiers, soit environ 30,8 millions. La Commission, faute de données distinctes fournies par Zalando, avait retenu l’ensemble des 83 millions d’utilisateurs mensuels déclarés.
Arguments des requérants
Zalando, soutenue par bevh (Bundesverband E-Commerce und Versandhandel Deutschland eV), développe plusieurs arguments :
- Seuil du nombre mensuel moyen de destinataires actifs dans l’Union européenne (ci-après NMM) insuffisant
Zalando affirme que le nombre mensuel moyen de destinataires actifs de sa plateforme ne devrait s’élever qu’à environ 30,836 millions, puisqu’il faut ne retenir que les utilisateurs exposés aux contenus de vendeurs tiers dans le cadre du Partner Programm — ce calcul se fonde sur la part de la valeur brute des produits générée par ces vendeurs (37 % de la plateforme). - Distinction entre activités
Elle soutient que sa plateforme ne constitue une « plateforme en ligne » qu’à l’égard de l’activité des vendeurs tiers (Partner Programm). Le service de vente directe (Zalando Retail) ne relèverait pas des obligations du règlement comme service d’hébergement ou de plateforme en ligne, puisque ce service n’héberge pas d’informations fournies par des destinataires tiers. - Incertitude juridique / sécurité juridique
Zalando invoque que la notion de « destinataire actif d’une plateforme en ligne », et les critères de ce que signifie “exposé” (exposed), demeurent flous. Elle fait valoir que cela rend imprévisible sa désignation comme VLOP et viole le principe de sécurité juridique. - Principe d’égalité de traitement
Elle argue que le régime du DSA traite de manière différente des plateformes qui sont comparables, ou de manière identique des plateformes différentes, ce qui serait injustifié et inéquitable. - Principe de proportionnalité
Zalando estime que les obligations imposées aux VLOP sont excessives et qu’il existe des moyens moins contraignants pour atteindre les objectifs du DSA. Elle critique notamment l’idée de compter tous les utilisateurs, même ceux non effectivement exposés, comme disproportionnée si l’exposition est faible. - Motivation / défaut de motivation (article 296 TFUE)
Enfin, Zalando reproche à la Commission de ne pas avoir suffisamment motivé certains éléments essentiels : pourquoi considérer l’ensemble des destinataires (y compris les utilisateurs de la vente directe) dans le calcul du NMM, et pourquoi considérer que tous les utilisateurs sont “exposés”.
Appréciation de la Cour (Tribunal)
Le Tribunal examine chacun de ces arguments et les rejette pour les raisons suivantes :
- Plateforme en ligne / distinction Retail vs Partner Programm
Le Tribunal admet que Zalando Retail (vente directe) n’est pas un service d’hébergement / plateforme en ligne dans le sens du règlement.
Toutefois, le Tribunal considère que la partie Partner Programm est bien une plateforme en ligne dans la mesure où les vendeurs tiers fournissent des images, descriptions, etc., qui sont stockées et diffusées via l’interface de Zalando. Le fait que Zalando puisse modifier ou compléter ces contenus ne supprime pas leur origine tierce. - Calcul du NMM – Exposition des destinataires
Le règlement sur les services numériques définit “destinataire actif” comme toute personne exposée via l’interface en ligne aux informations hébergées, y compris passivement (par exemple en visualisant ou en regardant) et pas seulement via interaction ou transaction.
Zalando ne pouvait pas distinguer, parmi les ~83 millions d’utilisateurs de la plateforme globale, ceux qui avaient été exposés aux vendeurs tiers de ceux qui ne l’avaient pas été. Dans une telle situation, selon le Tribunal, la Commission était habilitée à réputer tous les utilisateurs comme s’ils avaient été exposés, pour le calcul du NMM.
Par conséquent, le NMM retenu par la Commission (83,341 millions) est légitime, et non pas la valeur réduite fondée sur la proportion des ventes des vendeurs tiers (≈30,836 millions). - Sécurité juridique
Le Tribunal considère que le règlement fournit suffisamment de critères : la notion d’exposition, le caractère actif/passif des destinataires, les obligations de publication, les actes délégués prévus.
Le fait que certains éléments techniques ou d’application restent à préciser ne suffit pas à créer une incertitude juridique insurmontable. - Égalité de traitement
Le Tribunal ne voit pas d’arbitraire dans le traitement de Zalando : les règles du DSA sont appliquées de manière uniforme aux plateformes dépassant le seuil des destinataires actifs.
Zalando n’a pas démontré l’existence d’autres plateformes comparables qui auraient été traitées différemment de manière injustifiée. - Proportionnalité
Le Tribunal juge que le critère du NMM est approprié pour identifier les plateformes qui présentent un risque systémique, notamment en raison de l’exposition à des contenus illégaux.
Zalando n’a pas prouvé que les obligations imposées à une plateforme dépassant 45 millions de destinataires seraient manifestement inappropriées ou excessivement coûteuses comparées aux bénéfices en matière de protection des consommateurs ou de lutte contre le contenu illicite. - Motivation de la décision (article 296 TFUE)
Le Tribunal estime que la motivation de la Commission est claire quant aux raisons pour lesquelles Zalando compte comme une plateforme en ligne pour le Partner Programm, et pourquoi les utilisateurs de Retail peuvent être considérés comme exposés (via la présence d’images/informations sur les pages qui mélangent produits des vendeurs tiers et produits de Zalando).
Le contexte, les observations de Zalando pendant la procédure, les publications des données NMM, tout cela rend la décision suffisamment motivée pour que Zalando puisse comprendre les raisons de sa désignation.
Conséquences pratiques
L’arrêt a des implications concrètes importantes pour les plateformes en ligne et le marché numérique dans l’Union :
- Application stricte du seuil de 45 millions
Les plateformes qui dépassent ce seuil sont automatiquement soumises aux obligations renforcées du DSA (gestion des risques, transparence, modération, notifications de contenu illicite, etc.). Zalando va devoir se conformer à toutes ces obligations. - Effet dissuasif et exigence de traçabilité pour les plateformes hybrides
Les plateformes combinant ventes directes et place de marché risquent de voir l’ensemble de leur trafic pris en compte pour la désignation VLOP, même si seule une partie provient de vendeurs tiers et même s’il est impossible de distinguer les utilisateurs effectivement exposés. Cette situation incite à développer des mécanismes de suivi et de transparence permettant de tracer les contenus et de séparer clairement ceux provenant de vendeurs tiers, afin d’éviter que tous les utilisateurs soient comptés comme exposés. - Sécurité juridique clarifiée
Cet arrêt précise certains concepts du DSA : “exposé”, “destinataire actif”, “plateforme en ligne”, distinction entre hébergeur et plateforme. Ceux-ci sont désormais davantage encadrés par la jurisprudence, ce qui aide les plateformes et leurs conseils juridiques respectifs à anticiper les risques. - Répercussions sur la responsabilité et les coûts
En tant que VLOP, Zalando devra supporter des obligations plus coûteuses — audits, modération proactive, obligations de transparence, notifications, éventuelles sanctions. Cela peut avoir un coût opérationnel significatif.
Conclusion
L’arrêt consacre une interprétation ferme du règlement sur les services numériques : atteindre plus de 45 millions de destinataires actifs mensuels expose une plateforme à des obligations significatives, même si seule une partie de ses activités relève d’une place de marché ou partenaires tiers. Le Tribunal rejette la demande de Zalando de restreindre le calcul du NMM aux utilisateurs vraiment exposés aux contenus des vendeurs tiers, estimant que Zalando n’avait pas démontré de méthode fiable pour faire cette distinction. Les principes de sécurité juridique, d’égalité de traitement, de proportionnalité, ainsi que les exigences de motivation, sont jugés respectés. Pour les plateformes du secteur numérique, cet arrêt est un signal clair : non seulement le volume d’utilisateurs compte, mais la façon dont l’exposition aux contenus tiers est gérée ou traçable peut faire toute la différence.