La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) refuse d’élargir l’accès au recours en annulation pour les acteurs économiques indirectement affectés par des actes généraux
Dans son arrêt rendu le 15 mai 2025 (Arrêt C‑487/24 P Lorenz Kiene, Classic Tankstellen GmbH & Co. KG, eFuel GmbH, eFuel Projektentwicklung GmbH c. Parlement européen et Conseil de l’Union européenne) la CJUE rejette le pourvoi de plusieurs entreprises et d’un particulier actif dans le secteur des carburants synthétiques contre un règlement de l’UE renforçant les normes de performance en matière d’émissions de CO₂ pour les voitures neuves. Elle confirme l’irrecevabilité de leur recours en annulation au motif qu’ils ne sont pas individuellement concernés par le règlement, écartant ainsi toute atteinte au droit à un recours effectif.
Faits
Le règlement 2023/851 modifie le règlement 2019/631 pour imposer une réduction de 100 % des émissions de CO₂ des véhicules neufs d’ici 2035, visant ainsi à éliminer les moteurs à combustion interne.
Les requérants (entreprises allemandes spécialisées dans les carburants synthétiques et leur dirigeant) ont introduit un recours en annulation devant le Tribunal, rejeté comme irrecevable. Ils ont alors formé un pourvoi devant la CJUE.
Le Tribunal avait rejeté leur recours, considérant qu’ils n’étaient pas individuellement concernés (condition de l’article 263 TFUE), car le règlement s’appliquait de manière générale à tous les acteurs du secteur.
Arguments des requérants :
Dans le cadre du procès, les requérants estiment que l’irrecevabilité du recours n’est pas justifiée car ils seraient individuellement concernés par le règlement. Premièrement, ils invoquaient leur position unique sur le marché des carburants synthétiques (investissements spécifiques, expertise) en avançant qu’ils sont pionniers sur le marché des carburants neutres en carbone, que leur activité dépend entièrement de l’existence d’un marché pour ces carburants et qu’ils ont déjà réalisé des investissements importants dans ce domaine. Ils estiment que le Tribunal a commis une erreur en jugeant que la qualité de pionnier ne suffisait pas à établir leur individualisation. Même sur la base des faits reconnus par le Tribunal, ils affirment faire partie d’un cercle identifiable et restreint d’opérateurs particulièrement affectés par le règlement. Ils se réfèrent, à cet égard, à la jurisprudence Extramet (C‑358/89), selon laquelle une entreprise peut être jugée individuellement concernée lorsque sa position économique spécifique la distingue de tout autre opérateur économique.
Leur deuxième argument est la violation du droit à un recours effectif (art. 47 de la Charte), dans la mesure où ils ne disposeraient d’aucune voie de recours alternative au niveau national ou de l’Union et le refus d’accès au recours en annulation les prive de la possibilité de contester un règlement qui affecte directement leur existence économique.
Décision de la CJUE :
Tout d’abord, la Cour rappelle qu’en pourvoi, elle ne peut contrôler que des questions de droit. Elle ne peut pas réexaminer les faits ou les preuves, sauf en cas de dénaturation manifeste, ce que les requérants n’ont pas démontré de manière précise.
La Cour rejette l’argument des requérants selon lequel le Tribunal aurait commis une erreur de droit en considérant qu’ils ne sont pas individuellement concernés par le règlement litigieux. La Cour confirme que les requérants ne sont pas individualisés par le règlement, qui vise tous les acteurs du secteur automobile. Leur activité (carburants synthétiques) ne les distingue pas suffisamment des autres opérateurs économiques affectés. La Cour rejette la comparaison avec l’arrêt Extramet, car selon elle dans cette affaire, la société était en situation quasi unique sur le marché (approvisionnement restreint, dépendance à un concurrent direct), ce qui n’est pas le cas ici.
La Cour rejette également le second moyen. Premièrement, l’article 47 de la Charte ne permet pas de contourner les conditions strictes de l’article 263 TFUE. Les requérants pourraient contester d’éventuels actes d’exécution nationaux ou européens ultérieurs.
Il n’y a pas de droit absolu à un recours direct devant l’UE. L’article 47 n’exige pas que tout justiciable ait automatiquement accès à un recours en annulation contre un acte législatif de l’Union, comme le règlement litigieux. Ensuite, même si les requérants n’avaient aucun recours en droit national, cela ne justifie pas une extension des conditions de recevabilité prévues par le traité.
Conséquences pratiques :
La cour confirme l’interprétation stricte du critère d’ « intérêt individuel » pour les recours directs contre les actes de portée générale. Les entreprises du secteur des carburants synthétiques ne pourront pas contester directement le règlement 2023/851 devant la CJUE.
La Cour réaffirme les limites d’accès à la justice de l’UE pour les particuliers, même dans un contexte de transition énergétique et d’enjeux environnementaux majeurs. Les opérateurs économiques devront attendre des actes d’exécution ou chercher des voies de recours au niveau national, dans la limite de ce que le droit national permet.